Traumatismes silencieux : la bataille mentale des populations de l’Est
À première vue, le marché central reprend des couleurs. Les étals de tomates, les paniers de mil et les sacs de haricots se disputent l’espace, comme pour masquer les plaies de ces dernières années. Mais derrière les sourires de façade, les regards sont fuyants, parfois vides. Ici, chacun a perdu quelque chose – un frère, un champ, une maison – et personne ne sait si demain sera encore un jour en vie.
Depuis 2017, la région de l’Est vit au rythme des attaques, des embuscades et des déplacements forcés. Plus de 500 000 personnes y sont déplacées internes, selon le dernier recensement de la Commission nationale pour les réfugiés (SP-CONAREF) en Mars 2023. Mais au-delà des pertes matérielles, c’est un autre drame, plus silencieux, qui s’installe : l’effondrement psychologique des populations.
Une peur qui ne dort jamais
À la tombée de la nuit, Adjima, 42 ans, serre ses deux filles contre elle. Dans la cour improvisée de son abri de fortune au secteur 8 de Fada, chaque bruit dans la brousse voisine est un coup de poignard dans son sommeil. « On ne vit plus, on survit », souffle-t-elle. Depuis que son mari a été tué à Natiaboani en 2019, elle alterne crises d’angoisse et insomnies chroniques.
« Les symptômes de stress post-traumatique sont massifs dans la région », confirme un psychologue basé à Fada N’Gourma, qui préfère rester anonyme pour des raisons de sécurité. « Cauchemars, perte de repères, dépression… Les enfants eux-mêmes jouent à “imiter les terroristes” au lieu de jeux d’école. »
Le silence comme refuge… et comme poison
Par peur de la stigmatisation, rares sont ceux qui osent demander de l’aide psychologique. Dans la communauté gourmantché, parler de ses angoisses est perçu comme un signe de faiblesse. Résultat : les douleurs restent enfouies, se transforment en tensions familiales, en violences domestiques, ou en replis sur soi.
Les ONG présentes, comme Comité International de la Croix-Rouge (CICR), Handicap International, et bien d’autres associations locales, tentent d’introduire des espaces de parole, mais l’ampleur des besoins dépasse largement les capacités. « Ici, on soigne les blessures visibles, mais on n’a pas encore appris à traiter les blessures invisibles », résume un travailleur humanitaire.
Une jeunesse sur le fil du rasoir
Chez les jeunes, le sentiment d’avenir confisqué nourrit la colère et parfois l’adhésion aux discours extrémistes. « Si je n’ai rien, si personne ne me protège, pourquoi ne pas rejoindre ceux qui ont les armes ? » confie, à demi-mot, un adolescent de 17 ans dans un kiosque à Dankibargou, dans les periphéries de Fada.
Cette détresse psychologique, combinée au manque d’opportunités économiques, forme un terreau fertile pour le recrutement par les groupes armés. « C’est une bombe à retardement », alerte Nicolas LANKOANDE, sociologue travaillant dans une organisation non gouvernemental dans la ville de Fada.
Reconstruire les esprits pour reconstruire la région
Face à cette crise invisible, certains plaident pour intégrer systématiquement un soutien psychosocial aux programmes humanitaires. « Reconstruire une école, c’est bien, mais si l’enfant n’arrive pas à se concentrer parce qu’il a vu ses parents tués, cette école ne servira à rien », martèle le psychologue.
Pour l’instant, la lutte contre le traumatisme collectif reste le parent pauvre de la réponse sécuritaire et humanitaire. Mais sans elle, préviennent les experts, la région risque de rester prisonnière de ses fantômes, même après le silence des armes.
Van Marcel OUOBA, Gulmu Info